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[TdF21-BONUS] Complément à l'article de Pierre Carrey

21-07-2021, 10:28 - Pierre Carrey

Letemps.ch a publié le 15 juillet un excellent article de Pierre Carrey qui a été énormément relayé et commenté les jours suivants. Suite à cet article, Pierre a publié un long commentaire Facebook, complémentaire de son article, et qu'il nous a autorisés à reproduire ici.

Facebook Pierre Carrey - 18/07/2021

Mon téléphone a beaucoup vibré depuis hier matin. C'est à propos de mon article pour le journal Le Temps, paru vendredi. Je vais apporter des réponses à des questions qui reviennent, quelques compléments d'information et réflexions. Il semble que des gens soient (au sens positif) choqués que des coureurs soient choqués par le niveau de performance de certains sur ce Tour de France. Disons-le tout de suite en préambule : les premiers choqués dans ce genre d'histoire ne sont pas les fans ou les journalistes, ce sont les coureurs.
L'article est accessible ici. 1€ l'abonnement : https://www.letemps.ch/sport/tour-france-soupcons-cyclistes-enquetent

Les questions.

-Est-ce que la situation actuelle dans le peloton est grave ?

Oui. Et ça date de 2019 environ.

-Est-ce que cette crise de suspicion en est une parmi d'autres ?

Nous sommes à la fin d'une séquence homogène qui commence dans les années 90 (EPO, transfusions, etc). Séquence qui se manifeste par une façon de courir, d'organiser une saison, une carrière, de régler les relations entre équipiers, entre adversaires, avec le monde extérieur, un système de valeurs. Tout dans la structure du vélo a changé depuis 2-3 ans. Argent, sponsors-états, politique antidopage de l'UCI, filières de recrutement des (très) jeunes coureurs. Etc. A ce propos, un article sur le bouleversement des carrières individuelles : https://www.liberation.fr/sports/2020/09/06/cyclisme-la-fievre-jeune_1798733/
Ce « nouveau vélo », il faut continuer à l'expliquer et raconter.

-Qui sont les 3 coureurs qui « enquêtent » sur le Tour ?

Ils ne sont pas tous français, pas tous dans la même équipe, pas du même âge et pas pourvu du même genre de palmarès. Ils ne sont pas tous obligatoirement en course sur cette avant-dernière étape. Leur identité n'a aucune importance. D'ailleurs, ils sont peut-être davantage à se lancer dans ces petites recherches. Ce qui est sûr, c'est que beaucoup partagent le même trouble. J'ai reçu plusieurs textos en ce sens hier soir.

-Mais est-ce qu'ils enquêtent vraiment ?

Je me permets de reformuler la question : est-ce qu'ils démontent les vélos de leurs adversaires, font analyser en laboratoire la boisson des autres, placent des micros dans les chambres ou font écouter des conversations téléphoniques ? Non, ils ne le font pas. Notons que la police, l'UCI et les journalistes – moi y compris - ne le font pas non plus. Ils posent des questions, ils essaient de comparer les performances (voir ci-dessous, question des « watts »), ils interrogent des gens de l'extérieur, dans un milieu où tout le monde se connaît.

-Pourquoi ils cherchent à savoir ?

Parce que nous ne sommes pas dans un schéma traditionnel avec des vainqueurs plus forts que les autres et des perdants qui perdent car ils sont moins forts (ou moins chanceux). Ils sont vraiment heurtés. Dire qu'ils seraient "jaloux" est insultant. Ils acceptent d'être battus par plus fort qu'eux. Ils ont même "accepté" le dopage classique, qui fait bouger les positions. Sauf que là, ils estiment (c'est leur métier, je leur fais confiance) que nous sommes allés "trop loin".

-Est-ce qu'ils peuvent se planter ?

Sur leur perception, ils ont forcément raison. S'ils entendent des bruits suspects ou voient des coureurs boire des choses en cachette, ils ont raison. Ça, ce sont des faits. A quoi correspondent et ce bruit et ces cachotteries ? Ça, c'est la question posée, à laquelle ils ne peuvent en l'état apporter que des hypothèses. En fin de compte, peut-être que tout trouvera une explication rationnelle hors dopage. Qui sait ?

-Et les watts ?

J'ai écrit en 2015 un article nuancé sur le sujet dans le journal Libération https://www.liberation.fr/sports/2015/07/25/tour-de-france-froome-so-watt_1353661/
Je maintiens un certain nombre de réserves. En outre, il y a une période, disons à la hache 2010-2013, voire après, où les performances s'effondrent, où la marge pour gagner le Tour s'amenuise. Des coureurs réputés propres (« réputés », mais quelle drôle d'idée) battent ponctuellement des coureurs « réputés » dopés. On apprend à cette époque que le dopage est en baisse. Nous passons aux micro-doses, donc au micro-dopage, donc aux micro-écarts. Certes, la micro-dose produit encore des maxi-effets, suffisants pour enfoncer le clou, mais les célèbres « radars » posés par Antoine Vayer et Frééric Portoleau, ainsi que d'autres analystes, ne flashent plus dans les cols. Or, depuis quelques année, les radars crépitent à nouveau. Coïncidence : les rumeurs se déchaînent sur un dopage lourd. A moins que celui-ci n'avait pas disparu ? La récente affaire Aderlass révèle que des produits et protocoles qu'on croyait en déclin perdurent, que de nombreux types de sportifs sont potentiellement concernés (Georg Preidler n'était pas à proprement parler un leader mondial). Les watts s'emballent. Est-ce une preuve de dopage ? Non. Ils fournissent par contre un indicateur de la performance, relative et absolue, qui peut elle-même révéler des comportements inexpliqués. J'ajoute que tout le monde « s'amuse » de nos jours avec les watts, depuis la démocratisation des capteurs de puissance (qui ne sont pas toujours beaucoup plus fiables que les estimations devant la télé !) et la popularité du réseau Strava, où chacun vient entreposer ses paramètres. Les coureurs peuvent ainsi croiser leurs propres données enregistrées en compétition et les estimations de Vayer/Portoleau, et à partir de là étalonner la performance de leurs adversaires. A cet instant débute la part interprétative. Comment justifier telle ou telle performance ? Les coureurs, qui se connaissent tous depuis les rangs juniors, sont parfois surpris ou choqués des évolutions de tel ou tel autre. Les watts ne confirment pas de manière irréfutable les soupçons, mais ils les corroborent en partie.

-Est-ce que les vélos qui « vont vite » peuvent expliquer certaines performances de ce Tour ?

Référence à cet autre article que je publie le 3 juillet : https://www.letemps.ch/.../progres-velos-menacent-creer.... L'équipement constitue un facteur de performance notable. Principe des « gains marginaux » : chaque détail mène à la victoire. Or, dans une performance d'ensemble, impossible de savoir la part qui revient au matériel, à la préparation physique, à la nutrition, au sommeil, au « mental » (notion encore floue), voire au potentiel dopage ou à la fraude technologique.

-Pourquoi les coureurs parlent-ils en off ?

Le messager sait qu'on lui tire toujours dessus. En l'état des choses, personne ne sera le premier à balancer. Vous vous souvenez de l'ancienne hotline de l'UCI pour que les coureurs se confient ? ZERO coup de fil. Je comprends que le public soit dérouté. Une écrasante partie du peloton pense la même chose de ce Tour en cours, mais dit quelquefois le contraire dans des interviews à visage découvert, ceci afin de se protéger. Ainsi, j'ai récemment lu les propos d'un manager français qui noyait le poisson sur la question des performances (un manager qui est très embarrassé par le cas de M. Gianetti). C'est la raison pour laquelle j'ai arrêté, sur ce genre de sujet, de faire intervenir en « on » aux coureurs, directeurs sportifs etc. Je n'aime pas le « off », il repose sur un pacte de confiance délicat entre le lecteur et le journaliste, mais aussi entre le journaliste et ses sources. Ici, il y a guère d'autre choix. Je finis cette réponse par une anecdote : en 2018, après un article où je signalais une très étonnante performance, me voilà incendié sur Twitter par un ancien coureur, relayé ensuite par des amis à lui. Le même m'écrit en parallèle des messages en privé pour me dire à quel point j'ai « raison » mais que « il ne faut pas dire » ce que j'écris. Le décalage est énorme entre ce que pensent pas mal de gens du milieu et ce qu'ils peuvent exprimer en public. Et on peut tout à fait comprendre qu'ils se taisent, donnent des fausses pistes ou répondent aux antipodes de leurs connaissances ou convictions.

-Tu penses quoi de Pogacar ?

Ce que je pense n'a aucune importance. J'aime beaucoup, par contre, faire un petit exercice pendant quelques minutes. Considérer l'option inverse de celle à laquelle on adhère. Si vous êtes persuadés que Pogacar triche, imaginez qu'il ne triche pas (avec toutes les conséquences que cela pourrait avoir, une campagne de diffamation qui monte à son encontre, une véritable injustice, une réévaluation nécessaire et immédiate de sa place dans l'histoire, etc). Si vous êtes convaincus qu''il ne triche pas, imaginez un instant qu'il le fait (avec toutes les conséquences que cela pourrait avoir, un coureur jusqu'à présent négatif à tous les contrôles UCI sur le dopage et la fraude technologique, contrôles qui seraient donc inefficaces, un scandale médiatique dont les effets sur le Tour et le vélo pourraient être apocalyptiques, etc). En cas de certitude : douter toujours.

-Maintenant, on fait quoi ?

« On » continue à chercher, quitte à ne jamais rien trouver. « On » = l'UCI, l'AMA, la police, pourquoi pas ASO ou la presse (avec moins de moyens), pourquoi pas coureurs, fans, etc. Le vélo est un sport fermé circulant dans un monde ouvert : tôt ou tard, il est probable qu'on finisse par savoir.

-Est-ce qu'on doit y croire ?

Philippe Brunel a raison : il faut y croire !

Le Tour ne se résume pas au maillot jaune, ni aux victoires, ni au dopage. Ni même au vélo ! On prend tout. C'est un morceau d'humanité. Philippe Gilbert intervient avant-hier au secours d'un spectateur accidenté dans la descente de Luz-Ardiden.
Le caillou qui fait rebondir le ronron pesant du Tour et révèle une tranche de vie à vif. C'est beau, non ?

Pierre Carrey