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[BLOG-FESTINABOY#4] Ça va mieux l'omerta et la camorra ?

2020-09-08, 23:08 - Antoine Vayer

« Alors, ça va mieux ? ». Cette question m'est systématiquement posée au départ du Tour de France. Je souffle alors doucement, (dans mon masque cette année), pensément, comme si je réfléchissais longuement. Tout aussi systématiquement, pendant l'attente de ma réponse qui ne vient pas vite, ceux qui me posent la question me soufflent aussi, invariablement : « il faudrait le dire et l'écrire que ça va mieux, quand même ! ».

En venant m'interroger, mes interlocuteurs recherchent l'effet pygmalion, ou effet Rosenthal & Jacobson. C'est « une prophétie autoréalisatrice qui provoque une amélioration des performances d'un sujet, en fonction du degré de croyance en sa réussite venant d'une autorité ou de son environnement ». Ils souhaitent se rassurer sur l'état sanitaire du peloton, comme on disait en parlant du dopage en général, avant. Ce n'est pas à confondre avec le coronavirus qui remplace en 2020 l'ancien sujet dans les conversations, maintenant.



C'est pratique, remarquez. Cela reste sanitaire.

Plus ils sont fans des coureurs, plus mes interlocuteurs ont besoin d'être rassérénés. Ils doutent, même s'ils subissent en permanence le « love-bombing » de la bulle, du bocal qu'est le Tour s'ils sont sur place. Comme beaucoup de choses sur la grande boucle sont opaques, manipulées, cachées, imposées, déformées, organisées avec une hypocrisie, une autorité et un aplomb officiels, les conséquences du triptyque tricherie-vol-mensonge qui collent au cuissard du cyclisme sont difficiles à apprécier à leur juste valeur. Je peux, comme certains pourtant, mesurer cette amélioration grâce aux performances, ou bien à l'oeil nu, ou encore grâce aux discussions avec les coureurs, mais toujours « off the record ».

Ça irait mieux.

Ça va mieux. Pour paraphraser Amadou Hampâté Bâ, comme je l'ai fait lors d'une conférence qui fit scandale naguère, je ne peux plus dire qu'un coureur qui meurt, c'est une pharmacie qui brûle. Ils ne s'injectent plus systématiquement tous les jours une douzaine de produits différents dans les veines comme lorsque Laurent Jalabert, qui commente à la télévision, régnait en boss sur le peloton. On ne peut plus le faire asseoir tout ce peloton, comme il l'a fait en 1998 pour protester contre les descentes policières dans les hôtels, avant de s'enfuir du Tour, alors que son manager disait « on a mis un doigt au cul du Tour ». C'est vrai. Tout le monde est plus poli, il n'y a plus de patron et la police garde les carrefours. Ça va mieux. Il est de plus en plus difficile d'acheter une étape à un adversaire. Elles valent trop cher. Les cols ne sont plus montés systématiquement comme des dératés par 40 Eddy Merckx, bouches fermées, avec des taux d'hématocrite frisant les 60%.

Même si, avant la deuxième arrivée à Nice, Julian Alaphillipe, pour la gagner, s'échapper et se parer du maillot jaune, a établi un nouveau record de la montée des quatre chemins à 29,5km/h de moyenne sur une pente à 5,7%. Il faut bien des exceptions qui confirment la règle. Il peut gagner aujourd'hui à Orcières Merlette au bout des 5,54 kilomètres à 7,1%, en moins de 14 minutes à plus de 24 km/h. Il grimace un peu « Loulou », c'est son surnom de scène. A quelques exceptions près, ça va mieux. Les technologies pour frauder avec des moteurs ou autre sont sous contrôle.

« Se doper, mouais, bon, mais utiliser des moteurs, alors là, non, c'est de la triche», entend-on.

Omerta.

J'ai posé moi aussi une question à quelques coureurs qui ont brillé à la fin du « Critérium du Dauphiné », ultime épreuve préparatoire montagneuse qui a regroupé tous les favoris de ce Tour de France :

« Tu en penses quoi du niveau général ? »

La meilleure des réponses, courte, est celle de l'un d'entre eux :

« Le niveau général ? Elevé, trop élevé ».

Il ne s'épanche pas, ne veut pas trop en parler, comme les autres. En 2020, ils ne s'exprimeront pas ouvertement devant les micros. C'est convenu comme cela. Cela s'appelle la loi du silence, l'omerta. Avez-vous entendu depuis le départ un seul coureur évoquer le fait que cela aille mieux ? Un seul journaliste accrédité, après les performances qu'il a vu au Critérium du Dauphiné, a-t-il posé une seule petite question sur le meilleur état sanitaire, hors conoravirus ? Non. Si cela va mieux, il faudrait pourtant le dire et l'écrire ! Alors, c'est à moi qu'on pose la question ?



Je sais que cela ne va pas mieux dans le fond. Ce n'est pas tant du côté des coureurs que de celui du milieu mafieux qui les entoure. L'omerta, c'est la mafia. La mafia c'est aussi l'intimidation qui porte un autre nom, la camorra. Parce que je réponds et que j'écris depuis plus de 20 ans mes chroniques, on me fait sentir que je dois me taire. Preuve en est dimanche avant le départ à Nice. Pour rejoindre la salle de presse du village départ, je dois marcher. Je passe au milieu de la rue où sont stockés les bus et les vélos. Ce sont les paddocks. Certains spectateurs sont tout près mais derrière les ganivelles métalliques. Cette année, coronavirus oblige, seuls les membres des équipes, avec leurs « bulles » et quelques journalistes sont admis. Pourtant, on me laisse passer aux entrées, avec mon badge, décontracté, comme les autres années. Je ne suis pas entré par effraction, j'ai mon masque, je reste à distance des choses et des gens, les coureurs ne sont pas sortis de leurs bus, je suis loin d'être un fan. Je fais quelques photos des vélos.

Presqu'enfin sorti de la zone, le directeur technique du Tour de France, le « n°2 », à cran, m'accoste. J'ai entraîné sa soeur et couru avec lui quelques courses en Normandie, il y a (très) longtemps. Il sait qui je suis. J'ai suivi sa carrière dans le vélo. Il a suivi la mienne dans mes chroniques. Il ne les aime pas. Il est dans le bocal. En 2008, régulateur sur le Tour de France, il avait essayé de m'empêcher de suivre à Cholet avec mon véhicule de presse du journal Libération, le vainqueur Stefan Schumacher, que je ciblais avec d'autres ouvertement dans les colonnes du journal. L'allemand l'emportera, prendra le maillot jaune comme Alaphilippe. Il s'engagera pour la saison 2009 pour Quick Step-Innergetic, l'équipe de Julian. Mais en octobre avant de l'intégrer, plusieurs contrôles positif à la CERA, EPO dite de troisième génération, durant le Tour, sont rendus public.

Ce directeur technique me demande mon badge. Je l'ai reconnu derrière son masque. Je l'appelle par son prénom.

« Thierry ?! »

Là, cerbère, il jubile et assène un :

« Ça tombe bien ! »

Trop content, liant la parole au geste, il m'attrape le badge par les deux cordons avec la main et d'un très coup sec vers le bas, le déclipse. Cela fait mal à la nuque. Il ajoute :

« Tu passeras à la permanence ! (du Tour) ».



Je n'ai pas 12 ans. Le sait-il ? Je n'ai plus de badge. Je ne peux plus aller à la salle de presse travailler. Le dernier qui avait essayé de m'arracher ce badge sésame était Bernard Hinault, en 2013, à Avranches. Il s'occupait après sa carrière, des relations publiques et du protocole du podium pour le Tour de France. Il n'aimait pas, mais alors pas du tout mon style dans mes chroniques du journal Le Monde, lui non plus. Il avait agrippé les cordons en m'invectivant, mais les gens nous entourant, il avait lâché prise. Dimanche, personne ne nous entourait dans la rue des paddocks.

Bernard est le dernier vainqueur Français du Tour de France qu'il a gagné 5 fois. La dernière, c'était il y a 35 ans. Thierry n'a gagné qu'une étape du Tour de Normandie en 13 ans de carrière dans les rangs professionnels. Mais il est plus fort que Bernard en camorra pour tenter d'imposer l'omerta. On doit lui reconnaître cette qualité. Il va mieux.

Antoine Vayer