Tadej Pogacar vient de réaliser le doublé Tour d'Italie / Tour de France, une performance inattendue dans ce cyclisme dense en coureurs de très haut niveau.

Performance historique au plateau de Beille.

Le Slovène a vraiment pris le dessus sur son rival danois Vingegaard au Plateau de Beille. Il remporte une large victoire en Ariège avec 1min08sec d'avance et en 39min57sec améliore de 3min33sec le précèdent record de Marco Pantani (Tour 1998). Pogacar a bénéficié de circonstances favorables : le long relais de Jorgenson en bas de la montée, le train extrêmement soutenu de Vingegaard pendant 13 minutes et enfin le vent favorable dans les 3 derniers kilomètres lorsque la route longe la crête dans un environnement sans végétation. Cependant une longue étape de montagne avec 4 cols avant le plateau de Beille, une équipe Visma qui a roulé fort, et la température élevée sont des facteurs qui auraient dû entamer les réserves énergétiques des meilleurs coureurs du Tour avant la montée finale.

Les estimations de puissance permettent de se rendre compte de la performance athlétique sur cette montée. Dans la roue de Jorgenson pendant 13min27sec en bas du col, Pogacar et Vingegaard se situent à 460 watts étalon alors que l'Américain en tête du groupe développe 476 watts étalon. Sur la portion intermédiaire de 6,65 km à 8,36% (de 2 à 3 sur la carte), à partir de son attaque, Vingegaard développe l'équivalent de 487 watts étalon (7,1 w/kg si 60 kg) pendant 17min27sec. Cela ne suffit pas à décrocher Pogacar. Sur la section abritée en foret de 11,68 km à 8,36% sans le final exposé au vent (de 1 à 3 sur la carte), Pogacar développe une puissance étalon de 472 watts étalon sur une durée de 30min36sec. Vingegaard fait aussi bien avec 474 watts étalon pour 30min54sec. Le Scandinave faiblit un peu sur le haut et perd 50sec supplémentaires tandis que Pogacar continue sur un rythme jamais vu sur le plateau de Beille. Sur l'ensemble de la montée, la puissance de Pogacar est estimée à 473 watts étalon (6,78 w/kg si 66kg). Vingegaard réalise aussi une incroyable performance avec 463 watts étalon.

Avant le plateau de Beille, les coureurs ont enchaîné 4 cols, Peyresourde, Menté, Portet d'Aspet et Agnes avec des puissances étalon respectives de 417, 382, 417 et 390. Soit en temps cumulés 1h35min à plus de 5,5 w/kg pour de nombreux coureurs. Le peloton a roulé vite aussi sur les portions plates dans les vallées entre les cols, souvent à plus de 45 km/h. La dépense énergétique a dépassé les 4000kJ pour bon nombre de concurrents avant la montée finale.


Carte du Pleateau de Beille

En 1998, Marco Pantani avait remporté l'étape du plateau de Beille mais sans toutefois réaliser sa plus grande performance en watts étalon ou en w/kg. Comparons sur le graphique 1 les performances de Pogacar et de Vingegaard avec les plus grands exploits de Pantani, Riis et Indurain. L'évolution du matériel est prise en compte, soit un bonus de 10 à 15 watts pour Pogacar et Vingegaard dans les montées à faible vitesse où l'aérodynamisme joue peu. Un profil de puissance record typique, est ajouté au graphique 1, similaire à ce que propose l'étude suivante : https://journals.humankinetics.com/view/journals/ijspp/17/5/article-p701.xml.

La performance de Pogacar sur le plateau de Beille apparaît dans la même zone que les grands exploits du passé à Hautacam (Riis), au Monte Campione et à Piancavallo (Pantani). Chaque étape diffère par le nombre de cols, la météo, l'altitude, et il y a une incertitude de calcul, dès lors le classement précis de toutes ces performances ne me semble pas envisageable. J'ai ajouté également la montée d'Isola 2000 où Pogacar a remporté une autre victoire impressionnante avec une puissance estimée de 469 watts étalon. La montée d'Isola est un peu plus courte que le Plateau de Beille mais plus haute de 285m donc la performance apparaît de même niveau.

Avec des conditions similaires à cette année (drafting, vent), la montée de Pogacar sur le plateau de Beille correspond à un temps de 35min20sec sur l'Alpe d'Huez. Pantani avait manqué le dernier virage en 1995 (perte de 10sec environ) l'année de son record en 36min50sec. Il avait atteint sa meilleure forme de coureur en 1998 et 1999. Au Monte Campione au Giro 1998 il réalisa la meilleure performance de sa carrière sur un long col avec 456 watts étalon pendant 47min36sec.


Graphique 1 : les ascensions "mutantes" de Pogacar, Riis, Indurain et Pantani

Sur ce Tour de France 2024, le duel Vingegaard / Pogacar pour le classement général fut moins serré que l'an dernier. Vingegaard n'a jamais pu rivaliser avec Pogacar en montagne sauf sur l'étape du massif central où le maillot jaune a eu une baisse de régime en fin de parcours.

Le graphique 2 montre les puissances étalon estimées du Danois et du Slovène sur les ascensions clés (Saint Lary, Beille, Noyer, Isola 2000 et Couillole) ainsi que celles de Remco Evenepoel, 3ème au classement général final. La puissance étalon est celle que développerait un coureur fictif qui cherche à suivre les vrais coureurs en ayant une masse avec vélo de 78 kg et le même matériel. C'est une façon de comparer les performances entre coureurs et entre les étapes. Le niveau de puissance étalon dépend principalement du potentiel du coureur étudié, de la durée de l'effort, de la dépense d'énergie en début d'étape, de l'altitude et de l'aspect tactique.


Graphique 2 : les performances des 3 meilleurs coureurs du Tour 2024

Pogacar a réalisé deux performances extraordinaires à Beille et à Isola 2000. À St Lary il a accéléré à 3,5 km du sommet, le début de la montée n'avait pas été très rapide avec 436 watts étalon seulement. Au col de la Couillole, il a suivi Vingegaard avant de le battre au sprint. Enfin, au col du Noyer, il n'y a pas vraiment eu de course entre les favoris du Tour avant une accélération de Pogacar à proximité du sommet.

Pogacar a aussi accéléré très fort dans le final des cols en particulier au Pla d'Adet, à Beille et à Isola 2000. En raison de vitesses supérieures à 25 km/h, je n'ai pas fait d'estimations sur ces portions de course.

Le graphique 3 indique les estimations de puissance réelle pour les deux premiers du Tour de France avec pour hypothèse des masses corporelles respectives de 60 kg pour Vingegaard et de 66kg pour Pogacar. En plus des watts, le graphique montre l'erreur d'estimation de puissance. Celle-ci se calcule suivant le principe expliqué dans un article précédent.


Graphique 3 : watts réels comparés des duels Pogacar/Vingegaard

Les erreurs relatives calculées sont entre 2,5% et 7% sur les montées de ce Tour de France : 2,5% pour les montées à fort pourcentages et à moins de 20 km/h (Pas de Peyrol) jusqu'à 7% pour une montée ventée comme le Galibier.

Le graphique 4 montre les estimations de puissances réelles en w/kg sur les principaux cols du Tour de France en fin d'étape. Vingegaard et Pogacar auraient dépassé les 7 w/kg au Pas de Peyrol. Pour les autres ascensions, les estimations de puissance en w/kg sont entre 6 et 6,8 w/kg.


Graphique 4 : w/kg comparés des duels Pogacar/Vingegaard

Avec une puissance étalon moyenne de 453 watts sur les 5 ascensions étudiées, le Slovène réalise une performance extraordinaire sur le Tour de France 2024. Il rentre dans la catégorie des « mutants » du vélo au même titre que Pantani, Riis ou Indurain. Cette puissance moyenne exprime à la fois le niveau de puissance maximal et la capacité à répéter des performances de haut niveau sur une épreuve de trois semaines. Il faut remonter à 1995 (Miguel Indurain) pour retrouver un coureur si fort en montagne. On se souvient de son « exploit irréel » sur la montée de La Plagne. Lance Armstrong n'a jamais obtenu une telle moyenne.


Classement en watts étalon des vainqueurs du Tour de France

Comme le montre le graphique 5, sur les derniers cols, la puissance moyenne de Pogacar dépasse de 4% sa valeur de 2023 (435 watts étalon) pour des durées d'effort de 30 minutes environ. Il continue sa progression après 6 années au plus haut niveau à l'âge de 25 ans. Il a remporté le Giro en mai 2024 assez facilement avec 426 watts étalon sur les derniers cols. Sur le Giro, il a produit des accélérations impressionnantes à 480 watts étalon sur 10 à 20 minutes. Mais il n'a pas eu besoin de s'employer au maximum en raison d'une concurrence plus faible que sur le Tour de France, comme expliqué dans l'article dédié.

Jonas Vingegaard a pour sa part beaucoup progressé entre 2021 et 2023. Avant 2021, nous n'avions pas observé de grandes performances en montagne pour le coureur de l'équipe Visma, comme expliqué ici. Cette année, malgré une chute grave en avril au Tour du Pays Basque et aucune compétition en mai et juin, il a réussi à être presqu'aussi performant en moyenne (443 watts) que l'année passée.


Graphique 5 : évolution de la moyenne étalon de Pogacar/Vingegaard sur 2020/2024

Sur leur profil de puissance en watts étalon (graphiques 6 et 7), il y a les principales performances en montagne de Jonas Vingegaard et de Tadej Pogacar depuis 2021.

Les grandes performances au dessus de 2000m (Granon en 2022, Croix de Fer en 2023 et le Tourmalet en 2023) n'apparaissent pas au sommet du profil de puissance de Vingegaard en raison de l'effet de l'altitude. Sa performance du plateau de Beille du Tour 2024 apparaît supérieure à tout ce qu'il a produit ces années précédentes sur les longs cols.

Pogacar a un très haut niveau en montagne depuis la Vuelta 2019. Il réalise de grandes performances sur le Tour de France depuis 2020. Ses performances du plateau de Beille et d'Isola 2000 sont bien au-dessus de ses maximum des années précédentes pour les longs cols de plus de 30 minutes.


Graphique 6 : principales performances de Pogacar en watts étalon


Graphique 7 : principales performances de Vingegaard en watts étalon

Derrière les deux grimpeurs les plus performants du Tour Pogacar et Vingegaard, Evenepoel avec son coéquipier Landa (35 ans) réalisent tous les deux leur meilleur grand Tour. Ils ont développé respectivement 436 et 428 watts étalon en moyenne sur les derniers cols.

Ensuite les deux coéquipiers de Pogacar Almeida et Adam Yates ont développé en moyenne 426 et 421 watts étalon sur les derniers cols, un niveau suffisant pour remporter le Tour de France jusqu'en 2022.

Le graphique 8 liste les coureurs à plus de 410 watts étalon sur le Tour 2024.


Graphique 8 : les coureurs à plus de 410 watts étalon sur le Tour 2024

Tous les voyants sont au rouge. Nous observons le retour des puissances moyennes sur un grand tour digne de la fin des années 90. La puissance maximale sur 40 minutes du vainqueur du Tour apparaît similaire aux exploits du passé de Pantani et de Riis. De plus le numéro 1 mondial Tadej Pogacar a une condition physique incroyable depuis le mois de mars avec 21 succès dont le doublé Giro/Tour (avec 6 victoires d'étapes pour chaque épreuve), Liège-Bastogne-Liège, le Tour de Catalogne et les Strade Bianche. Pendant ce temps, de nombreux coureurs souffrent juste pour suivre alors qu'ils sont talentueux et qu'ils ont accès à des méthodes d'entraînement sophistiquées et à du matériel de pointe.

Frédéric Portoleau