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[TdF21#17] On vous laisse le choix dans le doute

14-07-2021, 19:42 - Antoine Vayer et David Guénel

Une chose dont on est sûr. On sait que les institutions avec les contrôles antidopage et anti-tricheries savent qu'ils ont d'énormes limites. Elles sont juridiques d'abord et scientifiques ensuite. Juste un exemple, les contrôles antidopage la nuit, rappelez-vous, annoncés possibles à grand renfort de communication. La nuit, c'est un moment privilégié, entre 23h et 6h du matin pour prendre des produits qui ont une demi-vie de détection très courte. Ces « night testing », ne peuvent être faits que si le contrôle est sûr, après informations par exemple et si un procureur est d'accord. Comme au sein du peloton avec l'omerta, personne ne parle pour fournir ces informations pour un flagrant délit, aucun contrôle de nuit n'a jamais été effectué !



Dans le doute, abstiens-toi

Pour tester vraiment, il faudrait n'avoir aucun doute, pour ne pas aboutir après des mois de procédure à un échec qui coûterait cher, comme avec le salbutamol de Chris Froome. Les données du passeport biologique peuvent donner des résultats probants de tricheries. Mais dans le doute, on s'abstient. On n'ouvre pas une procédure contre un coureur riche, quand on ne lui fait pas savoir qu'il exagère également.

La lutte antidopage n'est pour l'heure, malgré beaucoup de travail, qu'un outil de dissuasion, voire de prévention, pour tous les coureurs et les encadrements qui ont peur et n'ont pas les moyens, ni l'envie de comprendre comment contourner les contrôles. Pour les bandits, les filous, c'est une caution de leurs tricheries. Ils en usent et en abusent.

Des puissances NORMAL ou NOTNORMAL

Chaque année c'est la même chose. C'est le Tour de France des points d'interrogations dans une ambiance mortifère, notamment en salle de presse, où le doute n'est, las, plus permis.

Depuis le départ du Tour, si on exclut Tadej Pogacar qui les a fait exploser comme Lance Armstrong le fit, nos radars n'ont pas vraiment flashé fort, si ce n'est pour quelques coureurs ponctuellement. La course est rude. Les coureurs se doperaient moins, alors ? Ils auraient peur des contrôles sur un Tour de France surveillé, en tous cas un peu plus que sur les autres épreuves, notamment dans certains pays ?

Sur l'étape qui menait à Saint Lary Soulan au col du Portet, via celui de Peyresourde et de Val Louron-Azet, nos doutes ont été levés. Que s'est-il passé ?

Dans le 1er col de Peyresourde, 9.8 km à 7.54% depuis la route du port de Balès, le peloton a mis 27min50sec, pour grimper à 21,15 km/h. Les leaders abrités ont développé 393 watts étalon (5.65 w/kg pour Pogacar), derrière les traditionnels Français échappés du 14 juillet dont Latour qui a monté vainement en s'arrachant en 27min20sec à 21.53 km/h avec 407 watts étalon. Cela allait ?

Dans le 2ème col d'Azet 7.5 km à 8.27% depuis Génos, le peloton a « mis en route » en 22min26sec, à 20.06 km/h pour 406 watts étalon avec les leaders abrités (5.85 w/kg pour Pogacar). Le Français échappé de service Anthony Perez a mis 22min40sec, 19.84 km/h avec 409 watts étalon. Il résistait. Ce n'était pas la révolution mais l'énergie du désespoir.

Dans le 3ème col final du Portet, 16.26 km à 8.58% depuis Vignec, le peloton mené par les UAE de Pogacar a été laminé après avoir repris tous les coqs tricolores. Rafael Majka, le polonais bien connu de nos services qui a fait flasher tant de nos radars dans l'histoire du vélo et dans les Tours de France précédents, a lancé Pogacar à 8,3 kilomètres de l'arrivée.



Le Slovène s'est d'abord isolé avec Vingegaard et Carapaz. Seul le jeune Danois a pris de très timides relais. On avait un doute sur Carapaz. Pogacar a attaqué très violemment plusieurs fois, sept fois dans toute la montée, c'est incroyable ! Pas de lactates dans les jambes... comme à la grande époque. Ils ont tenu dans sa roue comme des sangsues... comme à la grande époque. Et puis, l'Equatorien Carapaz n'est passé devant que pour attaquer Vingegaard à un kilomètre de l'arrivée. Il bluffait en instillant le doute sur sa condition physique ? Rien n'y a fait. Pogacar a gagné haut les mains, comme prévu.

Le Français David Gaudu a pris la 4ème place... à 1 minute 19 secondes. C'est l'éternel espoir français. Il est 11ème à 15min42sec du slovène. David n'a aucun point commun avec Armstrong. Avec Pogacar, oui. Il a gagné le Tour de l'Avenir, mais son palmarès est une misère comparé à celui du Slovène, malgré ses 92 de VO2max mesurés. En 50min19sec avec 403 watts étalon et 5.9 w/kg, le jeune breton confirme son immense potentiel et ses progrès 2021 sur les longues ascensions comme à La Plagne sur le Dauphiné. Loin derrière le trio de tête.

Vingegaard est 2ème au classement général à 5min39sec et Carapaz 3ème à 5min43sec. Même dans la roue de Pogacar, ils ont roulé dans la montée avec presque 6w/kg.

6ème record d'ascension pour Pogacar en deux ans !

Pogacar a établi et dédié son nouveau RECORD de la montée du col du Portet à un de ses directeurs sportifs qui a un cancer. Ce cancer qui a été largement utilisé par Lance Armstrong dans sa communication. C'est (encore) un nouveau point commun.

Il l'a établi en étant seul en tête dans la dernière partie de 8 kilomètres. Son record est de 49 minutes à 19.9 km/h pour 415 watts étalon. On peut le comparer avec celui de Quintana en 2018 pour les mêmes cols mais à l'époque avec un départ directement depuis Luchon et pour une très une courte étape, seulement 65 kilomètres, contre 179 kilomètres cette année :

Peyresourde
2018: 29min25s, 367 watts étalon
2021: 27min50s, 393 watts étalon

Azet
2018: 21min26s, 409 watts étalon
2021: 22min26s, 406 watts étalon

Portet
2018: 49min37s, 415 watts étalon
2021: 49min, 415 watts étalon (mêmes watts étalon car Quintana avait fait 90% de la montée seul devant)

Il y avait eu en 2018, une montée de Peyresourde plus tranquille que cette année avant une accélération du rythme sur le col d'Azet. Le niveau d'ensemble est plus fort aujourd'hui, trois coureurs améliorent le temps de Quintana (Pogacar, Carapaz et Vingegaard). L'étape était pourtant bien plus courte en 2018 (65 contre 179 kms). Ceux qui dominaient le cyclisme en montagne (Froome, Quintana, Thomas, Dumoulin) sont dépassés par une nouvelle génération emmenée par Pogacar. Ce que Fredéric Portoleau mesurait sur le col de Beixalis en Andorre se confirme : la grande forme de Carapaz, Vingegaard et Pogacar malgré des puissances moyennes assez basse à Beixalis, dues aux accélérations tactiques et aux ralentissements successifs.

Le Ventoux c'était bien de la comédie, Pogacar n'est pas fatigué. Quelqu'un en doutait encore ?

Sept accélérations dont la dernière à plus de 1000 watts à 2215m !

C'est son 2ème record historique sur ce Tour 2021 après la montée du col de Romme le 3 juillet. Ces records absolus s'ajoutent à ses quatre autres records du Tour de France 2020 qu'il a battu sur les cols de Peyresourde, de Marie-Blanque, du Grand Colombier et de La Planche des belles Filles.

S'il le veut, il peut demain en battre un 7ème détenu également par Lance Armstrong et finir de le dépouiller. Celui de la montée finale de Luz Ardiden, en 35minutes et 33secondes avec 446 watts étalon établi en 2003. On ne doute pas qu'il puisse le faire, ni que ses deux dauphins puissent le suivre pour tout ou partie de la montée. D'autant plus qu'ils ont su résister, comme à la grande époque à pas moins de sept de ses accélérations entre 700 et plus de 1000 watts pour la dernière, à 2215 mètres d'altitude où c'est en théorie vraiment plus difficile de fournir de la puissance !

Si quelqu'un avait encore le moindre doute, il est levé, non ?



Antoine Vayer


Nous avons demandé à @davidguenel son avis sur « le doute ».

Je doute. C'est grave, docteur ?

Cette année, un jeune gamin écrase le Tour de France. Issu d'un pays sans tradition cycliste, qui a soudainement vu éclore plusieurs talents, et surtout choyé par un staff dont on connaît l'historique en matière de dopage, Tadej Pogacar réalise des performances qui ne peuvent que faire douter ceux qui, comme moi, sont encore marqués par les scandales Armstrong ou Festina. Et si tant d'observateurs - qui aiment le cyclisme, faut-il le rappeler - sont circonspects, pour ne pas dire dégoûtés, le problème ne vient pas d'une méfiance maladive de leur part, mais bien d'un passé qui n'a pas été soldé.

Douter des performances des champions cyclistes n'est pas nouveau. Le thème du dopage est récurrent dans le sport professionnel, notamment en cyclisme. Si, avant-guerre, le dopage est encore pris à la légère, que ce soit par les coureurs ou les journalistes, le ton change progressivement. En 1962, les journalistes Robert Chapatte et Lucien Gavinet recueillaient, pour l'ORTF, certaines réactions gênées de champions admettant prendre des stimulants. En juillet 1967, quelques jours seulement avant la fin tragique de Tom Simpson, le docteur Dumas, médecin du Tour, s'exprimait à la télévision sur les dangers du dopage : « On donne à un sujet sain un traitement qui a été créé pour un sujet pathologique. C'est parfaitement démentiel. Physiquement, psychologiquement, on détruit les garçons ». La question de ce qu'on appelle alors le doping s'installe durablement mais, dans le même temps, les coureurs rechignent de plus à plus à s'exprimer sur le sujet. Le tabou s'installe. On « sale la soupe », mais on ne l'avoue plus. Durant les décennies suivantes, la question occupe surtout les journalistes. Le public, lui, ne s'intéresse au sujet que de loin. Mais un séisme va changer cela : l'Affaire Festina. Le grand déballage a en effet de quoi effrayer les spectateurs qui, dans leur immense majorité, étaient loin de se douter de ce qui se tramait en coulisse. Les procès, médiatiques et juridiques, achèvent de rendre le dopage moralement inacceptable. Hélas, ce n'est pas le « Tour du Renouveau » de 1999 qui va changer les pratiques au sein du peloton. Pire, la décennie 2000 fut celle de tous les excès. Les exclusions en plein Tour de France, les vainqueurs rayés des palmarès, les soupçons de dopage mécanique... Rien ne sera épargné aux amoureux du vélo au XXIe siècle.

Alors oui, pour ceux qui suivent le cyclisme depuis un quart de siècle, douter est devenu une seconde nature. Les traumatismes - le mot n'est pas trop fort - subis à répétition ont peu à peu instillé un système d'alerte chez ceux-là, qui ne peuvent s'empêcher de s'interroger lorsque les performances deviennent trop belles. Bien sûr, c'est la faute du passé. Et cela pourrait être injuste si le cyclisme avait chassé ses démons. Malheureusement, l'UCI n'a jamais démontré sa volonté de faire le nettoyage. C'est ainsi que l'on retrouve aujourd'hui, dans nombre d'équipes professionnelles, des directeurs sportifs et des médecins qui officiaient à l'US Postal, chez Saunier Duval ou autres Rabobank. Comme si le bannissement de Bruyneel donnait un totem d'immunité au reste de ce petit monde-là. Alors plutôt que de jeter l'opprobre sur les suiveurs qui ne trouvent plus de plaisir inconditionnel à suivre leur sport favori, demandons plutôt aux instances dirigeantes des actes forts qui nous permettraient, à tous, de pouvoir de nouveau jouir sans réserve devant les performances des champions.

David Guénel
Rédacteur amoureux du cyclisme et de son histoire, auteur du livre "Petit-Breton, gentleman cycliste" (Petit-Breton, vainqueur du Tour de France 1907 et 1908).